Le Cambodge est l’exemple type -hélas, avec d’autres pays- dont les grands médias occidentaux ne parlent pour ainsi dire jamais et dont on ne connaît presque rien. Ce fut pourtant l‘un des pays de la planète les plus scrutés entre 1990 et 2005 par les ONG, les experts et autres spécialistes en tous genres.

Raison de plus pour rappeler le contexte intérieur dans lequel vont se dérouler les 5e législatives, pour lesquelles huit partis sont en lice. Quelle est l'emprise du parti au pouvoir (ex-communiste) sur la population? Quelle est la régularité du scrutin? On dénonce déjà l’état des listes électorales. Comment caractériser un régime qui accompagne un développement économique significatif, mais se voit souvent accusé de corruption et de largesse au profit des intérêts nationaux et de ses propres intérêts?

A l'heure où la campagne pour les législatives du 28 juillet bat son plein, autant de questions restent en suspens, auxquelles nous espérons répondre en partie, reprenant des articles de la presse internationale et nationale, à travers cet état des lieux d’un Cambodge pré-électoral.


Pour bien comprendre le cadre dans lequel s'inscrivent ces prochaines législatives, il est nécessaire de rappeler quelques faits historiques.

Après le régime des Khmères Rouges, de 1975 à 1979, le pays s’est retrouvé sous domination vietnamienne. Le Cambodge étant une monarchie, les vietnamiens ont laissés en place le roi. Mais le gouvernement et le premier ministre actuel, M. Hun Sen, ancien khmère rouge d’obédience communiste, ont été placés au pouvoir par les autorités vietnamiennes en 1985. Le premier ministre, Hun Sen, est à la tête du PPC, Parti du Peuple Cambodgien, qui le représente ainsi que son gouvernement. Ce gouvernement, formé d’anciens khmères rouges, garde des méthodes de gestion communiste héritées du «Kamputchea démocratique» de Pol Pot1. C’est une organisation fonctionnant comme une mafia, qui ponctionne les richesse du pays à son profit en dépossédant les populations et en vendant le pays en concessions aux étrangers. Elle gouverne par l’emprise de puissantes connexions affairistes, à la fois moteurs de la croissance et citadelles qui protègent les intérêts acquis des familles et des clans.

Les premières élections législatives, dès 1993, ont été entachées de violences, d’attentats et de meurtres d’opposants politiques, où toutes les preuves semblent désigner le parti au pouvoir, le PPC. Ansi Hun Sen est le plus vieux premier ministre en fonction dans le monde. Le PPC n’est pas un parti homogène, c’est un ensemble de clans dont tous les fils de cette nomenklatura sont alliés par un système de mariage et de népotisme entraînant une dérive dynastique du régime. Il existe des dissensions entre eux, mais l’omerta et la culture du secret héritées des khmères rouges règnent toujours au sein du parti2.


1er ministre cambodgien M. Hun Sen. Associated press Photo/Heng Sinith


Jamais les disparités sociales n’ont été aussi grandes que dans le Cambodge actuel. Le développement économique a vraiment débuté vers les années 2000 : toutes les routes ont été goudronnées, cinq ponts sur le Mékong et ses affluents ont été construits, les usines fleurissent. Mais ce boum économique ne profite qu’à cette minorité immensément riche, au pouvoir.

Depuis quelques années, une petite classe moyenne est apparue et se développe rapidement, profitant elle aussi de l’essor économique (commerçants, principalement). Rappelons qu’en 1979, tout le monde était dans une misère noire1. La population reste pourtant constituée en majorité de paysans, qui sont les vrais laissés pour comptes du développement économique. Faute d'avoir accès à une vie plus décente, beaucoup partent travailler à l’étranger, aggravant l'exode rural et laissant ainsi des campagnes désertes. Ils sont environ 600 000 rien qu'en Thaïlande, ce qui est considérable pour une population de 14 millions de personnes. 300 à 400 000 personnes sont employées dans les industries textiles. Après le Bangladesh, c’est au Cambodge que l’on trouve les salaires les plus faibles dans ce secteur. Avec 70 $ par mois environ, heures supplémentaires comprises, on ne peut plus vivre au Cambodge. Raison de plus pour ces populations de quitter le pays alors même qu’il y a pénurie de main d’œuvre dans les domaines du tourisme et du textile.

Enfin, ce sont aussi ces paysans qui sont le plus souvent victimes d’expulsions organisées par le pouvoir au profit de riches cambodgiens ou de grandes multinationales étrangères. Rappelons-le : 14% des terres arables sont vendus aux étrangers par un système de baux emphytéotiques de 99 ans. De ce fait, le gouvernement s’est mis à dos une partie de la population, la plus pauvre, épuisée de ce système qui vend le pays petit à petit et hypothèque l’avenir de ses enfants3.


Face à ce pillage en règle du pays par la minorité au gouvernement, l’opposition politique a toujours été très divisée. Mais pour ces législatives, les deux partis d’opposition tentent une alliance : le parti de Sam Rainsy, le plus ancien, et le parti des droits de l’homme de Kem Sokha, créant ainsi un parti d’union d’opposition : le Cambodian National Rescue Party (CNRP).


Affiche du CNRP pour les législatives de 2013 : à gauche Kem Sokha, à droite Sam Rainsy.


Le Parti de Sam Rainsy est privé de son leader historique. Rescapé de toutes les violences politiques des années 90 organisées contre lui par le pouvoir, Sam Rainsy vit aujourd’hui en exil, interdit de scrutin. L’ex-ministre des Finances a été condamné en 2010 à onze ans de prison pour avoir détruit des piquets de bois à la frontière avec le Vietnam, geste symbolique pour dénoncer l’envahissement et le pillage des ressources par le puissant voisin. «C’est en fait une condamnation politique, assure Virak Ou (président du Centre cambodgien des droits de l’homme) qui empêche le retour du seul leader de l’opposition. » Les États-Unis, la France et les Nations unies ont évoqué au plus haut niveau le cas de Sam Rainsy. L’opposant précise que le «Département d'État américain négocie avec les autorités cambodgiennes pour trouver une solution». Et il se dit «convaincu de pouvoir rentrer à temps pour le scrutin».4» Effectivement, «Sam Rainsy a été gracié vendredi par le roi, selon le décret royal, qui ouvre la voie à son retour au pays avant les législatives du 28 juillet. La grâce a été demandée par le Premier ministre Hun Sen "dans un esprit de réconciliation", a précisé un responsable gouvernemental sous couvert de l'anonymat, précisant que l'opposant n'aurait de toute façon "pas le droit" de participer au scrutin... », AFP, le vendredi 12 juillet 2013.5


Retour de Sam Rainsy au Cambodge, arrivée à Phnom Penh le jeudi 18 Juillet 2013


C’est donc un gouvernement aux abois, avec une partie importante de la population opposée à lui, qui tente par tous les moyens, à travers ces 5ème législatives, de garder le pouvoir. Le printemps arabe aura résonné aussi jusqu’en Asie, encourageant l’opposition et faisant trembler l’inamovible premier ministre Hun Sen. Une des armes qui reste au pouvoir est la déconsidération de l’opposition. «Intimidations, arrestations, tracasseries administratives, attaques personnelles, nous n’avons absolument pas une campagne libre et équitable, constate Virak Ou. Le Parti du peuple cambodgien au pouvoir contrôle l’armée, la police, la télévision, la commission électorale, le système judiciaire. Toute une machine de propagande sert les intérêts du régime.»4

C’est donc Kem Sokha, leader du nouveau parti d’opposition CNRP qui subit les attaques du régime, provoquant ainsi scandales à répétitions. Le premier est une accusation de négationnisme à son encontre, téléguidée par le PPC. Il lui est reproché d’avoir qualifié le centre de torture S-21 des Khmers rouges d’ «invention des Vietnamiens». Il a, en fait, exposé une analyse reconnue par d’éminents spécialistes du Cambodge, dont François Ponchaud, selon laquelle le Vietnam justifie la libération puis l’occupation du Cambodge par l’existence de cette sinistre prison S-21, où 17 500 personnes ont été torturées et exécutées. Rappelons-nous bien que le gouvernement et le 1er ministre Hun Sen, tous membres du PPC, ont été placés au pouvoir par les Vietnamiens au début des années 80…

Autre plaintes en cours démontrant bien le climat de diffamation à l’encontre du leader de l’opposition : «Une femme prétendant être son ancienne maîtresse s’est présentée à un rassemblement du CNRP en exigeant une pension alimentaire pour les deux enfants que, selon elle, le couple avait adoptés. Peu après, la même femme a affirmé que sa mère avait été frappée par des gardes du corps de Kem Sokha et a déposé plainte auprès du tribunal municipal de Phnom Penh.» Kem Sokha a aussi été accusé d’avoir acheté les faveurs sexuelles d’une jeune fille de 15 ans… Bienvenue dans la politique de caniveau !

«Reste à savoir si ces efforts de distraction porteront leurs fruits, ce dont doute Lao Mong Hay. “Il semble que l’opinion publique soit de plus en plus au courant de ce qui se passe”, note l’analyste politique, citant entre autres la contestation grandissante face aux spoliations foncières, contestation qui dépasse largement les communautés affectées. En outre, au Cambodge, les attaques personnelles s’avèrent généralement contre-productives.»6


Cependant la menace d’une nouvelle guerre civile plane à nouveau. En effet, le premier ministre promet un retour au chaos s’il n’est pas réélu. Cette mise en scène de la peur est orchestrée par Hun Sen lui-même. Au pouvoir depuis 1985, l’ex-colonel khmer rouge, qui a déserté les purges de Pol Pot en 1977, est devenu le maître incontesté du royaume, surtout depuis la mort du roi Norodom Sihanouk en 2012. «Un guide inamovible qui ne tolère guère les opposants qualifiés de «Khmers rouges», après avoir été comparés à des «terroristes» et menacés d’arrestation il y a quelques jours. En avril, il avait prédit le retour de la guerre civile si l’opposition remportait les élections. Son leader, en exil, Sam Rainsy venait juste de déclarer qu’en cas de victoire, il ne ferait pas obstruction à la justice internationale. Celle-ci tente en vain d’entendre d’ex-Khmers rouges reconvertis en dignitaires et ministres de Hun Sen. «Il n’a pas encore le pouvoir et il annonce déjà que des membres du gouvernement actuel seront jugés. C’est certain, la guerre éclatera si [l’opposition] gagne les élections», avait menacé Hun Sen à la radio. »4

C'est donc un haut dignitaire, lui même ancien khmer rouge, ayant du sang sur les mains, qui accuse les opposants politiques de khmers rouges... Les atrocités et les responsabilités du génocide sont jetées à la figure et servent d'accusations politiques, jouant sur la terreur du souvenir de ces années noires.

De plus, il ne faut pas non plus oublier qu’un procès pour crimes contre l’humanité est en train de se dérouler , sous pressions internationales à Phnom Penh. Les uns souhaitent une purge réelle du régime et que les anciens khmères rouges aient à répondre de leurs actes. Les autres, le premier ministre en tête, sont évidemment opposés à l’élargissement et à la tenue d’autres procès pour complicité de crimes contre l’humanité.

Le premier ministre accuse donc l’opposition de vouloir la guerre. En réalité, il y a fort à parier qu'une défaite le pousserai à déclarer la guerre, les enjeux économiques étant trop importants.

 

Des supporters du Parti du sauvetage national cambodgien (CNRP), le 27 juin 2013. REUTERS/Samrang Pring


Le Cambodge reste cruel envers lui-même, victime et malade de ces chefs. La philosophie du pouvoir y est bien différente de la nôtre. Traditionnellement, le roi est maître de l'eau et de la terre, il est le propriétaire du pays et des populations. C'est dans cette droite ligne que cette nomenklatura se positionne, remplaçant ainsi, malgré l'idéologie khmère rouge, le rôle du roi.

Les vieux fantômes du Cambodge continuent de hanter le pays et pèsent toujours comme un chantage à sa démocratisation. Nous attendrons donc le 28 juillet pour connaître le résultat de ces élections.

Pour finir, plusieurs milliers de personnes ont manifesté au mois de mai pour obtenir une réforme de la commission électorale et appellent à l’application des recommandations de l’ONU pour une élection juste et équitable.

Hun Sen, quant à lui, a bien travaillé, la relève étant assurée pour la dynastie Hun : l’autocrate patriarche vient d’annoncer qu’il quitterait le pouvoir à 74 ans. Suite au prochain numéro.

 

Julie Besson - 21 juillet 2013

 

1 «Cambodge année Zéro» de François ponchaud, éditions Kailash, civilisation et société. Voir article précédent : Proteï khmer dans Chroniques khmères, revue Hyènes.

2 http://www.courrierinternational.com/article/2013/05/23/au-pouvoir-de-peres-en-fils

3 «L’impertinent du Cambodge, François Ponchaud.» Entretiens François Ponchaud et Dans Cuypers, éditions Magellan. http://www.courrierinternational.com/article/2013/02/28/expulses-l-art-de-protester-autrement

4 http://www.liberation.fr/monde/2013/05/23/au-cambodge-les-elections-etranglees-par-l-inamovible-hun-sen_905187

5 http://lejournalducambodge.blogspot.fr/2013/07/sam-rainsy-gracie.html

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130712.AFP9318/cambodge-grace-du-chef-de-l-opposition-en-exil.html

http://www.lepetitjournal.com/cambodge/accueil/actualite/159692-elections-suivez-pas-a-pas-la-1ere-journee-de-sam-rainsy

6 http://www.courrierinternational.com/article/2013/07/01/en-vue-des-elections-tous-les-coups-bas-sont-permis