Après le rappel historique de l’article précédent, nous présenterons quelques exemples d'entraide et d'organisations, preuve de l'engagement de la société civile cambodgienne, contredisant ainsi le cliché de la passivité des cambodgiens.
Je commencerais donc par quelques initiatives personnelles pour ensuite vous présenter des luttes sociales plus organisées et fédérées. L'histoire est faite d'actes et d'engagements, à petites et grandes échelles, mais rien n'est possible sans la société civile. Comme l'explique Howard Zinn grand défenseur de la désobéissance civile dans son autobiographie : "Ce qu'il y manque, (dans la vision universitaire de l'histoire) ce sont les innombrables petites actions entreprises par des inconnus qui ont pourtant ouvert la voix à ces grands moments. Si nous comprenons cela, nous comprenons également que les plus infimes actes de protestation peuvent constituer les racines invisibles du changement social." L’Impossible Neutralité. Autobiographie d’un historien et militant, Agone, coll. « éléments », 2013.
Mais les cambodgiens résistent! Et particulièrement les survivants du génocide. Lettrés, cultivés, éduqués, ils ont connu le Cambodge florissant et ouvert d'avant guerre, ils se sont tus des années, envahis par leurs démons et le cauchemar qu'ils ont traversé. Dans les années 2000, un nouveau sursaut de vie les saisit. Est ce dut à l'arrestation des anciens khmères rouges? Ont-ils réagit à la destruction économique, sociale et culturelle de leurs pays? Toujours est il que bon nombre d'entre eux s'engagent et fondent avec leurs petits moyens et trois bouts de ficelles des écoles pour les plus défavorisés, (pour enfants mutilés de guerre, enfants pauvres, enfants des rues, anciennes prostitués, etc...). Peut être pour ne pas perdre ou sacrifier toute une jeune génération ne faisant que subir les conséquences d'un système passé.
Mais qui a dit que les khmères ne luttent pas? Qui a dit qu'ils sont passifs? Certains chercheurs, intellectuels ou observateurs culpabilisent les cambodgiens en accusant leurs religion, le karma. Quelle perversité! Car ainsi on dissout les responsabilité de chacun dans une pathologie collective et nous brouillons le rapport victime-bourreaux.
Voici quelques exemples d'initiatives cambodgiennes qui contredisent cette idée de passivité des khmers, et bien au delà, certains clichés dont on afflige les pays du tiers monde ou en reconstruction.
Ecole Domaines
«Domaines» est une école en milieu rural, pensée et gérée par des cambodgiens en direction des enfants pauvres n'ayant pas accès à l’éducation. «Domaines» est établie dans la province de Kampong Speu au Sud-Ouest du Cambodge. Cette école, créé en 2008 par Sophoan Som ancienne professeur de français a d’ors et déjà la capacité d’accueillir, d’éduquer et de nourrir 85 enfants de 5 à 14 ans. La pédagogie mise en place lutte contre l’analphabétisme, favorise la transmission et le maintient de la culture khmère gravement menacée : danse et langue cambodgienne, savoir faire traditionnels, calendriers des fêtes traditionnelles khmères
Sophoan Som est une amie rencontrée au Cambodge. Elle travaille au Centre Culturel Français et vit à Phnom Penh avec ces enfants qui l'aide dans ce projet. Sophoan est une femme altruiste, cultivée et engagée. Fille d'instituteurs et de lettrés, dont la famille fut décimée, elle envisage son engagement comme une évidence, fondé sur les préceptes du Bouddhisme khmère. Elle rêve d'une petite communauté fondée sur l'entraide et la solidarité, fonctionnant de manière simple, modeste et efficace.
Les enfants scolarisé à l'école Domaines sont les enfants de ce que l'on appelle les paysans sans terre ou métayers. Ils sont une grande partie de la population cambodgiennes, ce sont eux que l'on trouve dans les bidonvilles aux abords de Phnom Penh, victimes de l'exode rural. Ils cultivent une terre sur laquelle ils vivent et sont souvent payés en nature avec une partie de la production. Ces terre appartiennent à de riches propriétaires vivant en ville. Les paysans sont donc à la merci des intempéries mais aussi des expulsions organisées par les propriétaires ou par l'état. Ils leur est donc difficile de suivre une scolarité régulière à cause de migrations subites dans le but de trouver du travail.
Enfin, chaque enfant est une bouche à nourrir et une force de travail. Ils leurs faut donc faire un choix entre travail et éducation. C'est là tout l'engagement et le travail de "Domaines": scolariser et aider cette communauté.
Fondation Somaly Mam
Somaly Mam est une survivante, revenue de tout. Née dans le Cambodge apocalyptique des années 70, Somaly Mam est élevée comme une esclave, battue, vendue, violée et torturée dès son plus jeune age, trainée de bordels en bordels jusqu'à ses 25 ans. Elle n'a pas d'autres alternatives: se suicider ou s'en sortir. Son unique marge de choix: fréquenter des barangs, les étrangers, qui payent plus. C'est ainsi qu'elle rencontre son mari, Pierre Legros. Tous deux montent une association, l'Afesip, afin de recueillir les prostituées. Crée en 1996, elle organise des descentes dans les bordels de la ville et rachète les filles, une à une aux maquereaux, leur donnant à chacune de quoi monter un petit commerce. Sous menaces de mort permanentes, elle reçoit le soutien d'Emma Bonino, commissaire européenne chargée des questions humanitaires, (1999-2000) pour son action au Cambodge et se fait reconnaitre internationalement.
A Phnom Penh, un centre d'accueil et d'aide à la réinsertion est ouvert depuis Janvier 1997. Plus de 800 jeunes filles sorties de la prostitution y ont été hébergées: logées, nourries, elles bénéficient de soins médicaux et d'un suivi psychologique. Elles reçoivent des cours d'alphabétisation et une formation professionnelle qui leur donneront la possibilité d'obtenir un emploi et une indépendance financière. La réinsertion professionnelle est un long processus qui nécessite un accompagnement suivi. Deux autres centres seront ensuite ouvert en Province, à Kompong Cham et Siem Reap en 1998 et 2001.
L'Afesip (Agir pour les femmes en situation précaires) lutte contre les causes et les conséquences de l'exploitation sexuelle. Une attention spécifique est portée aux enfants et aux adolescentes, particulièrement vulnérables, forcés au commerce du sexe. Présente au Cambodge, au Vietnam et en Thaïlande, l'association développe une stratégie qui permet de prendre en compte les problèmes d'exploitation sexuelle, des migrations forcées transfrontalières et du retour des adolescentes dans leurs pays et régions d'origine.
L'association devient en 2011 une fondation internationale.
Révoltes contre les expulsions, Luttes sociales et premières organisations collectives de contestations.
Le foncier est un problème crucial au Cambodge. A la chute des Khmers rouges en 1979, les survivants ont regagné les villes entièrement évacuées par le régime de Pol Pot, en occupant les logements vacants. A la campagne, ils se sont installés sur un lopin de terre et n’ont plus bougé. En 2001, une loi foncière a été voté, elle stipule que toute personne installée sur une terre depuis cinq ans, sans être contestée, en devient propriétaire. Mais pour obtenir un titre de propriété, il faut arroser une multitude de fonctionnaires, et la plupart des habitants n’en ont pas les moyens. La même loi foncière prévoit aussi que l’Etat peut réquisitionner des terrains pour « le développement communautaire ». Les luxueux centres commerciaux et autres resorts, inabordables pour la plupart des Khmers, sont donc étiquetés d’intérêt public. Partout l'état expulse afin de récupérer les terres et de s'enrichir grâce à une spéculation galopante permettant la construction sauvage d'immeubles et de buildings dont les terrains sont vendus aux sociétés étrangères les plus offrantes. En dix ans, 100 000 personnes ont été délogés de la capitale. Elles se sont retrouvées parachutées à des dizaines de kilomètres de la ville dans des terrains vagues. Pas d’eau, pas d’électricité, pas d’égouts, isolés de tout, les relocalisés deviennent des citoyens fantômes, privés de tout droit élémentaire. Beaucoup de luttes se sont organisées à travers le pays contre ces expulsions, comme celles des bidonvilles de Phnom Penh, ou du boeung kak lake, village en soi construit de brique et de broque sur un lac au nord de la capitale, ou plus loin encore à travers la campagne khmère.
Luttes sociales, révoltes et manifestations contre des salaires impayés par les patrons des grandes usines chinoises,coréennes ou malaisiennes, apparaissent de plus en plus. Les ouvrières se plaignent surtout du non paiement de leurs salaires et des licenciements abusifs. Ils ne renouvellent pas les contrats des filles malades ni ceux des syndiquées. (ONG Womyn’s Agenda for Change ) Dans une grosse usine, la cadence imposée aux filles pouvait aller jusqu’à 48 heures de travail en continue. Celles dont les paupières s’alourdissaient trop vite sont immédiatement virées. Les ouvrières ont peurs des patrons, elles ne savent pas comment faire pour porter plainte, ni même s'il est possible de s’opposer à un patron. Mais elles font tout pour que ça change aux prix de grèves et d'occupations d'usines. Pour les autres, les quelque 300 000 ouvrières de Phnom Penh, l’ordinaire ne s’améliore guère, les prix flambent et les salaires ne suivent pas. Certaines quittent Chom Chao, banlieue industrielle de Phnom Penh pour tenter autre chose : Les Beer Garden, ces restaurants où les filles habillées aux couleurs d’une marque de bière, poussent les clients à la consommation, les bars-karaoké, la prostitution, le retour aux champs.
Un exemple symbolique de toutes ces luttes actuelles menées sur le terrain par le peuple, The Messenger Band: une nouvelle folk song cambodgienne engagée. Ces filles chantent le travail à l’usine, les méfaits de la libéralisation, les familles chassées à coups de bâton de leurs maisons, les paysans devenus vagabonds, leurs terres ayant été livrées aux concessions étrangères ou à des membres de l’élite politique. La démarche de Messenger Band est particulièrement courageuse dans un pays où les artistes et les journalistes* subissent des menaces ou sont même assassinés.
Cette chanson résume à elle seule les évolutions et les luttes de ce pays. De nouvelles formes de protestations apparaissent sans cesse sur le terrain, afin de maintenir la pression. Expulsé(e)s, ouvrières du textiles, les Cambodgien(ne)s réinventent leurs lutttes au quotidien et développent des formes de contestation audacieuses. Enfermement dans une minuscule cage, entassés les uns sur les autres devant le ministère de la justice, manifestations avec des nids de paille sur la tête symbolisant l'abri perdu, etc... autant de démarches qui attire l'attention et impressionne la société civile. Ces nouvelles formes de luttes pourraient d'ailleurs faire des petits dans le monde. La société cambodgienne est en lutte et se défend, n'en doutons pas!
Pour conlure, Il ne s'agit pas là de mythifier un pays en particulier, car bien au delà du Cambodge, ces problématiques et ces combats sont inhérents à tous les pays en reconstructions du globe, et ces luttes, un symbole universel.
Ce qui manque maintenant au Cambodge, selon mes amis engagés, serait une démocratisation. Rappelons que l'innamovible premier ministre Hun Sen est aux commandes du pays depuis presque 28 ans maintenant et ce, malgré un simulacre d'élections, entretenant ainsi tout un système corrompu et une dérive totalitaire du pouvoir vers le modèle singapourien.
Nous espérons donc avec impatience que le vent du printemps arabe atteigne l'Asie du sud est, le mot de révolution n'étant plus permis depuis les khmères rouges, et que le Cambodge réalise sa réforme démocratique, son printemps dans les manguiers.
Julie Besson - 13 octobre 2012 - mise à jour le 4 juin 2013